Médico-économie : « Le contexte budgétaire ainsi que les profils de produits de santé qui arrivent sur le marché obligent à revoir notre manière de penser »

Nextep : Quel est l’intérêt d’une approche médico-économique, notamment dans l’évaluation de produits de santé ?
Isabelle Borget : Des évaluations médico-économiques (EME) sont demandées pour l’accès au marché des produits de santé depuis 2012, notamment pour les produits innovants revendiquant une ASMR I à III et plutôt coûteux, c’est-à-dire plus de 20 M€ la 2ème année de commercialisation. Ce sont les plus complètes des évaluations car elles permettent de prendre en compte le coût de la prise en charge liée à l’utilisation du médicament, mais aussi le bénéfice clinique et la qualité de vie des patients. Par exemple, pour un traitement per os (voie orale) versus un traitement en intraveineuse, le coût initial peut être plus important mais son utilisation va avoir des coûts réduits (diminution des coûts d’hospitalisation, de transport…). Cela permet aussi de mesurer le bénéfice sur la quantité de vie mais aussi la qualité, à travers des indicateurs de type « QALY » (Quality-Adjusted Life Year) ; ce qui permet d’allier des approches de gains médicaux mais aussi économiques via le RDCR (Ratio Différentiel Coût-Résultat), aujourd’hui évalué par la Commission d’évaluation économique et de santé publique (CEESP) de la Haute Autorité de Santé.
Nextep : Comment se positionne aujourd’hui la France dans le domaine de la médico-économie ?
Isabelle Borget : Déjà, nous avons ce mécanisme qui est inscrit dans la Loi et en place depuis 2012. La France a fait le choix dès le départ d’évaluer surtout la méthodologie de l’EME alors que d’autres pays vont comparer le RDCR à un seuil déterminé appelé « seuil de disposition à payer », à l’instar du NICE au Royaume-Uni. Cela a permis une appropriation de la méthodologie attendue, mais a pu freiner la prise en compte de l’approche médico-économique dans la décision, notamment dans la fixation des prix des médicaments.
« Nous sommes certainement en train de changer de paradigme »
Nextep : Est-on à un moment de bascule alors que les appels à développer la médico-économie se multiplient et que la HAS vient de mettre en place un service de l’évaluation économique (S2E) ?
Isabelle Borget : Nous sommes certainement en train de changer de paradigme. L’EME constitue un bon outil pour l’évaluation du bénéfice et des coûts à long-terme de certains médicaments comme les thérapies géniques et plus généralement les médicaments « one-shot », avec un coût important au départ et un effet clinique et sur la qualité de vie qui se prolonge dans le temps. On peut également constater qu’il y a un peu moins de RMM (réserves méthodologiques majeures) exprimées par la CEESP sur les dossiers qui lui sont soumis ; ce qui indique qu’il y a déjà eu un apprentissage de la méthodologie de ces évaluations. Par ailleurs, au regard de l’arrivée de produits coûteux et aux questions de soutenabilité, l’approche médico-économique est appelée à prendre toute sa place dans la maitrise médicalisée des dépenses de santé. De nombreuses recommandations vont effectivement dans ce sens et la mise en place d’un service dédié à la HAS en est clairement un signe.
Nextep : Est-ce que la médico-économie est tout aussi pertinente dans le cadre des accès dérogatoires et des dispositifs médicaux ?
Isabelle Borget : L’approche médico-économique, parce qu’elle projette les bénéfices et les coûts jusqu’au bout de la vie des patients, porte plutôt sur les effets à moyen-long terme. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle est très fortement liée avec la pluriannualité, qui fait actuellement défaut avec la logique annuelle du LFSS et de l’ONDAM. Le développement de la médico-économie aidera et sera même indispensable pour sortir de cette situation. C’est la même logique des trajectoires de prix évoqués récemment par le CEPS. Le contexte budgétaire actuel ainsi que les profils de produits de santé qui arrivent sur le marché obligent à revoir notre manière de penser.
Comme pour l’évaluation médico-technique par la Commission de la Transparence, l’EME requiert des données comparatives cliniques, de coût et de qualité de vie de bonne qualité. Au moment des accès précoces, les données sont souvent immatures pour générer des EME, mais les données des AP peuvent alimenter les modèles médico-économiques. Dans la même idée, la réévaluation sur des données plus matures et/ou des données en vie réelle, serait très utile et permettrait de réduire l’incertitude initiale, mais surtout d’évaluer les conséquences à long terme des innovations mises sur le marché.
Quant aux dispositifs médicaux, il n’y a aucune raison qu’ils ne puissent pas être concernés. Le seuil de 20 M€ fait qu’ils sont moins éligibles à soumettre des dossiers à la CEESP. Mais une diminution de ce seuil permettrait d’élargir ces évaluations aux DM.
Nextep : Y a-t-il également une utilité pour des produits plus classiques concernant des populations très larges ?
Isabelle Borget : L’évaluation médico-économique est surtout pertinente quand on s’attend à observer un gain de vie, de qualité de vie ou une économie par rapport au comparateur, sur une période relativement longue dans la vie du patient. C’est donc moins pertinent pour des médicaments me-too ou biosimilaires (où l’impact budgétaire est suffisant pour documenter l’économie attendue). Par contre, des médicaments avec un ASMR 4 voire 5 revendiqués pourraient s’avérer être efficients (notamment s’ils améliorent la qualité de vie et diminuent les coûts) et pourraient faire le choix de déposer une EME auprès de la CEESP, sur la base du volontariat, pour documenter cette efficience et l’utiliser ensuite dans la fixation du prix avec le CEPS. De même, certains médicaments avec une externalité positive (un impact organisationnel, des économies substantielles, un impact sur le parcours de soins…) pourraient se servir de l’EME pour documenter et quantifier cet impact.
Nextep : La médico-économie peut-elle aider à la mise en place, dans certains cas, de contrats de performance ?
Isabelle Borget : En théorie, il est possible de faire de la médico-économie sur des données de vie réelle. Mais les RWE sont par essence observationnelles alors qu’en EME, on a besoin de données comparatives. Nous avons tenté l’expérience de faire une EME à partir de RWE, mais cela nécessite des méthodologies statistiques plus complexes et des données qui permettent de tenir compte de tous les facteurs de confusion potentiels. Il est sans doute encore un peu tôt pour utiliser les EME dans les accords de performance, il faudrait déjà les utiliser plus dans les négociations (ou renégociations) de prix. Il y aurait néanmoins un intérêt à continuer à y travailler pour lever ces freins.
« Il faudrait que les avis CEESP évoluent »
Nextep : Que manque-t-il très concrètement pour voir un véritable essor de la médico-économie en France ?
Isabelle Borget : Clairement, le RDCR peut être plus compliqué à appréhender que l’ASMR. Cela dit, on sent que les différents acteurs sont en cours d’appropriation de ce domaine. Pour que le CEPS utilise davantage la médico-économie dans la détermination du prix, il faudrait formaliser une méthodologie et une doctrine dédiées à encadrer le recours à l’évaluation médico-économique dans les négociations de prix. Il y a probablement un travail à faire entre les deux organismes, dans les limites naturellement de leurs compétences et indépendances respectives. Les avis médico-économiques pourraient aussi être utilisés pour sélectionner les comparateurs économiques (analogues médico-économiques). En mettant en regard le coût par QALY accepté et calculé sur la base du prix net des analogues médico-économiques (comparateurs pertinents disposant d’un avis CEESP valide et d’un prix déjà négocié), il deviendrait possible d’établir des références tarifaires plus cohérentes et harmonisées. La fixation du prix net se baserait ainsi, en autre, sur une approche empirique fondée sur une propension à payer comparative.
« Aux autorités de définir le cadre, en concertation idéalement avec les industriels »
Nextep : Parce que les autorités pourraient le voir comme un nouvel outil de régulation ?
Isabelle Borget : Le CEPS semble avoir constaté qu’à ASMR équivalent, les RDCR calculés sur la base des prix nets pouvaient être hétérogènes. La DSS s’interroge sur l’intérêt de l’utilisation de l’EME dans la tarification des médicaments (le « pourquoi »), et a besoin de cas d’usage. C’est à eux qu’il revient de définir le cadre, en concertation idéalement avec les industriels, en commençant par exemple avec l’Accord-cadre qui est en cours de renégociation.
Propos recueillis par Norman Bodet et Guillaume Sublet